Avant de vous parler du Donegal, quelques mots sur l’Irlande en général, si vous le voulez bien (et si vous ne le voulez pas, passez donc directement au titre de paragraphe ad hoc).

Des trois séjours inoubliables que j’ai passé sur place, c’est sans conteste du premier que je garde le souvenir le plus indélébile. Le plus stupéfiant. Le plus humide (et pas à cause du climat).

Parti de Marseille avec trois amis et ma vieille voiture qui ne se remettra jamais de ce périple éreintant, et après les traversées successives de la Manche, du pays de Galles et de la mer d’Irlande, j’avais découvert toute la perfidie des rond-points soumis à la conduite à gauche, juste après le débarcadère de Cork.

Le mieux, c’est encore de passer sur un ou détails pittoresques mais peu révélateurs de la culture locale, comme le fait d’avoir oublié notre banane (note à l’attention des plus jeunes de mes lecteurs: l’espèce de sacoche, pas le fruit) ouverte sur le toit de la voiture, à l’intérieur de laquelle nous avions évidemment réuni toutes nos liquidités. Ce n’était d’ailleurs devenu vraiment amusant que quand un coup d’oeil dans le rétro m’avait permis d’admirer les billets se dispersant sur le bitumes et sur les bas-côtés, tout en me donnant un indice sur le manque de rigueur dont nous allions faire preuve au cours de ce séjour.

Chose à la fois folle et parfaitement compréhensible, c’est au cours de la toute première journée passée sur l’île que se cristallisèrent tout ce que j’allais adorer de manière définitive et totale à propos de l’Irlande et des irlandais. Cette journée fut marquée par trois évènements qui nous parurent en leur temps parfaitement extraordinaires, avant que l’on se rende compte de la parfaire banalité de la nature de ces rencontres.

D’abord, nous eûmes l’idée saugrenue d’essayer de trouver la ruine d’un château indiquée sur notre carte Michelin. C’était évidemment avant de nous rendre compte que seule une ruine sur cinquante était indiquée sur ce genre de carte (napjl*: nous sommes quelques années avant l’apparition des premiers GPS) et surtout avant de réaliser que les noms indiqués sur ce genre de documents ne correspondaient que très rarement à celui inscrit sur les panneaux. L’anglais est une chose, l’Irlandais (et non le gaélique) en est une toute autre.

Bref, nous nous arrêtons au bord de la route et demandons notre chemin. Le type nous explique le trajet d’une manière sans doute assez efficace, mais nous mesurons à ce moment précis le mur qui empêche la communication entre des ex-lycéens plutôt bons en anglais des villes (napjl*: nous sommes bien avant les séries en V.O.) et un Irlandais des champs, dans la force de l’âge.

Devant nos mines déconfites (car certaines expressions sont universelles), il ne trouve qu’une seule solution: nous emmener. Nous remarquons alors que s’il se tenait debout devant un portail, c’était sans doute pour sortir sa voiture, dans laquelle toute sa petite famille était encore sagement rangée.

Pour partir, manifestement, vers la droite.

Chose stupéfiante, nous prenons finalement vers la gauche.

La voiture nous précède donc sur une bonne dizaine de kilomètres, ajoutant à chaque centaine de mètres avalés ce petit surplus de gêne que l’on éprouve devant la gentillesse spontanée de gens inconnus face à laquelle on ne rien répondre. Arrivés sur place, le père de famille dévoué descend, va parler avec une personne qui semble s’occuper du château si difficile à trouver, avant de revenir vers nous. Là, il nous explique que 1) c’est là 2) le guide est OK pour nous faire un tour qu’il se fera un plaisir de nous commenter (c’est donc sans doute pour ça que l’on l’a vu lui donner un petit billet) et 3) désolé mais là, vraiment, ils vont être méga en retard pour la messe, donc désolé de ne pouvoir faire un tour avec nous, et à bientôt. On est les bienvenus.

Je vous laisse une seconde pour Imaginer nos têtes hirsutes (nous sommes étudiants) et stupéfaites.

Un peu plus tard, et à peine remis de nos émotions, ma voiture me rappelle à quel point l’idée de lui faire faire plusieurs milliers de kilomètres d’affilée était saugrenue. Ce rappel prend la forme d’une roue arrière gauche qui grince. Puis coince. Nous voilà donc immobilisés sur le bord d’une route bucolique et parfaitement désertée, regrettant soudainement de ne pas s’y connaitre un peu moins en musique des années 70, et un peu plus en mécanique des années 80 (ma voiture est vieille).

Et c’est donc sans coup férir que la PREMIÈRE voiture qui passe s’arrête à notre hauteur, et son conducteur de se mettre à notre service. D’abord en tentant de remédier au problème (étape 1: je me mets les mains dans le cambouis jusqu’aux coudes, étape 2: je vais chercher des outils chez moi et je reviens), ensuite en nous indiquant le garage ou nous pourrons être dépannés si nous nous y rendons au ralenti. Mais pour que le tableau soit parfait, bien entendu, nous aurons droit au « mais dites que vous venez de ma part » qui fera que le garagiste refusera d’être payé après nous avoir dépanné. On commence alors naturellement à surveiller les alentours pour détecter une caméra cachée ou un comité d’accueil farceur.

La journée n’était pas finie.

Nous avions opté pour l’option camping sauvage au moment de partir pour ce tour de l’île complet en un mois, ce qui présentait le double avantage de nous immerger profondément dans la culture irlandaise et de ne rien nous couter du tout. Des détails pratiques, tels que l’hygiène personnelle ou le confort collectif, n’étaient pas entrés en ligne de compte dans nos calculs humanistes et forcément désintéressés. En quête d’un champs ou dresser nos canadiennes (napjl*: c’était bien avant les quechua) nous avisons une maison dressée en face d’un terrain parfait, au bord de la mer.

A la question de savoir si nous pouvons camper en face de chez lui, l’autochtone chez qui nous sonnons commence par nous nous répondre qu’à sa connaissance, il ne doit pas y avoir un seul coin d’Irlande où la chose est interdite. Avant de nous préciser que le bout de lande que nous lui avons désigné ne lui appartient pas. Du coup, si nous tenons absolument à connaitre le propriétaire de l’endroit ou nous comptons dormir, il a la solution. Et de monter dans sa voiture, et de nous conduire dans un champs un peu plus loin, lui appartenant. La chose ne serait pas inoubliable si le monsieur en question, sérieusement handicapé pour la marche, n’avait pas traversé le premier champs situé au bord de la route pour rapatrier toutes les vaches situées dans un second, plus éloigné, afin que l’on puisse s’y établir tranquillement, et ainsi ne pas être importunés par les nuisances sonores de la route. C’est presque pas la peine de le préciser: il a dû passer trois voiture en tout et pour tout au cours de la nuit.

Cette première journée ne serait que la première d’une série interminable, pendant lesquelles l’impensable allait être supplanté par le stupéfiant. Comme cette mamie qui allait laisser entrer deux jeunes barbus et chevelus dans son salon à minuit (deux d’entre nous) avant de les laisser seuls pour dire bonjour au chien au fond du jardin, et de leur offrir ce pour quoi ils étaient venus: de l’eau (« mais chaude ou froide ? C’est pour quoi ? Faire du thé ? Vous avez des allumettes ? Un réchaud ? J’ai une petite bonbonne de gaz si cela vous rend service ! »).

J’imagine alors comment ma propre grand-mère, dans la région marseillaise, pourrait accueillir deux inconnus poilus aux alentours de minuit sans un bon fusil de chasse.

Le Donegal, donc.

Pourquoi  le Donegal ?

L’île regorge de coins plus pittoresques et séduisants que les autres. Le Kerry vous cueille par ses campagnes colorées car couvertes de bruyères. Le Limerick et le Clare vous épatent par leurs plages au sable sombre et leurs landes gorgées d’eau. Le conté de Galway abrite un célèbre (mais un poil plat) Connemara aux lacs tourbeux. Le centre regorge de ruines admirables et de fermes délectables, Dublin est une capitale adorable, et même le nord-est appelé assez pitoresquement « Irlande du Nord » (ou vont-ils chercher tout ça ?), ne manque pas de coins splendides, comme la fameuse marche des géants.

Mais le Donegal a encore plus que les autres comtés incarné la quintessence de tout ce que j’ai aimé en Irlande.

D’abord et surtout parce que c’est à cet endroit que l’impression de se retrouver à une bordure du monde est la plus forte. Une sorte de modèle réduit de ce que l’on pourra retrouver en écosse, en Norvège ou en Islande.

Entendons-nous bien: le terme de « réduit » n’a rien de péjoratif. On parlera plutôt d’une version condensée et, pourquoi pas, magnifiée. Du coup, c’est bon plan: le plus grand dépaysement au plus faible coût.

Ce genre de contrée reculée et sauvage ou l’habitation est rare, le climat plutôt hostile et la lande spongieuse. Grâce à un côté presque automatique, c’est aussi à que vous trouverez les irlandais les plus chaleureux. C’est dans le Donegal que les souvenirs de fraternisation ont été les plus forts. C’est dans ses pubs que l’on ira volontiers uriner dans les toilettes mêmes des propriétaires, passant devant le salon où le reste de la famille regarde sagement la télé, quand votre esprit embrumé par la Guinness cherche à mettre au défi la validité de la loi de la gravité. C’est dans le Donegal que, après avoir assisté stupéfait à une partie de football gaélique, on pourra discourir toute une soirée sur les règles et l’esprit de ce sport improbable avec les principaux acteurs de la partie, à grands coups d’expressions imagées et proches de l’espéranto, comme « touch touch, bang bang » prononcés une bonne cinquantaine de fois au cours de la conversation (en gros, si l’adversaire te « touch », tu peux y aller de ton « bang »).

C’est dans le Donegal que les couleurs que l’on rencontre les couleurs les plus profondes, les falaises les plus abruptes, les champs de pit (tourbe séchée servant de combustibles pour cheminées) les plus hautes, c’est dans le Donegal que les vallées sont le plus encaissées, les cours d’eau les plus limpides, les masures perdues les plus romantiques, la bière du soir la plus méritée, les nuits les plus intenses. Une forme de précipité essentiel qui fait que, si vous aimez tout (ou presque) ce qui fait que l’Irlande est ce qu’elle est, vous trouverez dans cette région l’ensemble de ses qualités en version condensées.

(Et puis c’est quand même le seul coin du monde où je me suis retrouvé à me rouler dans mon propre pipi, à cause d’une pente un peu trop abrupte, située juste de l’autre côté de la route qui passait devant le pub dans lequel nous étudions la formidable capacité qu’avait chaque nouvelle gorgée de bière à nous faire mieux comprendre les milles et unes subtilités des idiomes locaux. La seule erreur, au fond, a été de tenter de commencer à me soulager en haut de la dénivellation en question. Il arrive une heure dans la nuit où l’herbe devient glissante, même en plein été).

Le disque à écouter: The Waterboys (oui, je sais, ce sont des écossais et des anglais, à la base) Fisherman’s Blues

Le disque à jeter: Les lacs du Connemara.

Les films à voir: (sur la guerre) Michael Collins / Bloody Sunday / Le vent se lève (sur les paysages) L’homme tranquille / La fille de Ryan (sur l’Irlande contemporaine) L’Irlandais / Calvary (sur l’église et ses bienfaits) The Magdalene Sisters / Philomena

Le film à éviter: Ondine

Le livre à dévorer: Eureka Street, de Robert McLiam Wilson (dont voici une superbe critique ici:

https://www.senscritique.com/livre/Eureka_Street/critique/88115319)

Le livre à jeter au feu pour se réchauffer: non, ça ne se fait pas. Ou alors, au pire, un livre de recettes de plats irlandais.

*napjl: note à l’attention des plus jeunes de mes lecteurs

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